Les seins de...

L'ampleur de l’amour de tante Georgette pour les enfants n’avait d’égal que l’étendue de sa poitrine.


J’ai gardé de ma jeunesse des souvenirs qui vous apparaîtraient après tout fort banals. Néanmoins, mes six ans furent marqués à jamais par les seins de tante Georgette. Non pas que je les ai vus en détail ou que j’étais attirée par ceux-ci, mais ils étaient… Comment dirais-je? Ah oui, débordants pour ne pas dire expansifs! À eux seuls, ils faisaient tendre à l’extrême le délicat tissu, prêts à faire péter les premiers boutons de son chemisier. 
 
Comme un cheval qui ne supporte pas le mors, ses seins toléraient mal cet affreux corset qui donnait à son ventre une dureté, une rigidité surprenante. On aurait dit une forteresse attendant une attaque, parée à recevoir les boulets de canon — quoiqu’il y eut surplombant cette muraille de quoi faire flancher cet imposant rempart.

En outre, ma tante aimait les bijoux et plus particulièrement les chaînes d’où pendaient des médailles de toutes sortes. À ce que je me souvienne, personne n’avait réussi à les entrevoir. De ses nombreux pèlerinages, Georgette rapportait dans ses bagages le doux souvenir des saints visités gravés sur des pièces de métal. Une fois glissés sur la chaîne en or, ces visages bénis disparaissaient dans cette échancrure féminine pour ne plus jamais en ressortir. La crevasse était longue, profonde, abyssale. Et la noirceur ainsi que l’humidité qui en saturaient l’entrée laissaient présager le pire : les pauvres saints n’avaient aucune chance de survie!

Et puis lors de grandes réceptions, l'imposante femme arrivait enveloppée de parfum. Un parfum sucré qui finissait par donner la nausée tant la foule était dense et la pièce mal ventilée… J’avais cru un instant que le grand responsable de cette persistance cherchant absolument à tous nous faire tomber dans les pommes était cette poitrine si généreuse et dépourvue de toute pudeur. Ma mère avec ses seins menus ne dégageait rien du tout.  Et les autres seins dans leur minuscule enveloppe? Non plus! J’en ai conclu que cette forte poitrine qui se soulevait au moindre rire possédait des poumons extraordinaires puisque cette soufflerie arrivait à soulever l’équivalent de quatre têtes d’enfants et à diffuser plus de chaleur qu’un foyer.

Le plus comique, car il y a toujours des situations qui font pleurer de rire les enfants, c’est lorsque Georgette se penchait pour enfiler ses bottes… Pendant un moment, sa tête s’éclipsait derrière les collines (faut croire qu’elle avait rejoint les médailles des saints) pour réapparaître le visage tout rouge et ruisselant de transpiration comme si elle avait fait un séjour en enfer. Étrangement, la pauvre dame courait après son souffle… Elle avait dû se débattre avec le diable, c’est clair.  Au fond, je comprends l’intérêt du bonhomme en question : à elle seule, elle l’aurait produit suffisamment de chaleur pour entretenir les feux de l’enfer, et ce, durant une éternité. En somme, elle aurait fait une candidate fort économique pour l’ange déchu!

Ce n’est pas tout. Après avoir fourni cet effort titanesque, voilà que tante Georgette sortait un mouchoir tout neuf avec lequel elle s’épongeait le front, la nuque et la gorge en laissant échapper une autre bouffée d’odeur et de chaleur encore plus incommodante que toutes les précédentes. Puis machinalement, ses doigts plongeaient dans les profondeurs de son décolleté pour y loger la petite boule humectée et froissée. Ce geste pour mes six ans bien fermes était pour le moins assez… saugrenu. Ma mère m’avait toujours dit qu’une fois le nez mouché, il fallait jeter le soyeux petit carré blanc. Alors, pourquoi le conserver et le glisser à cet endroit? Et puis je me suis dit : les saints devaient eux aussi avoir quelque chose à éponger!

C’est fou ce que notre cerveau décide ou non d’enregistrer dans sa mémoire. Que l’on soit jeune ou moins jeune, certains détails nous choquent, nous surprennent, nous font rire. Et malgré tout, on les emmagasine…

Je n’ai jamais oublié tante Georgette (dont j’ai volontairement dissimulé le nom). Ni sa poitrine. Ni son grand cœur.

Jocelyne Gagné (Mésange)

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