Si la nature pouvait parler

Le bois aux murmures



Comme tous les matins, avant même que le soleil n’enflamme l’horizon, la jeune fille était debout, prête à embrasser ce nouveau jour. Vite douchée et habillée, coiffée d’un rien, elle mordait dans une tartine de beurre comme dans la vie. Glissant son appareil photo autour du cou et son trépied sous le bras, elle poussa la porte de sa ravissante maison, surprenant l’aube de sa présence, faisant sursauter le chat qui rentrait nonchalamment de son escapade nocturne. Les grosses billes jaunes, encore éberluées, fixaient la silhouette de sa maîtresse qui déjà s’évanouissait dans le jour naissant.

Les cheveux balayant son dos, la tête haute, la jolie demoiselle marchait de ce pas gracile qui donnait à sa démarche tant de légèreté. Elle ne marchait pas, que dis-je, elle flottait vers ce lieu magique qui l’attendait. Et pendant que sa fantaisie la poussait vers les bois, la ville, elle, s’éveillait à regret. Pour les pauvres dormeurs encore ensommeillés, le chant des oiseaux était une fausse note en cette heure si matinale. Puis le bruit du quotidien couvrit celui de la nature, laissant au passage une furtive odeur de café et de pain grillé.

À la base du monde, les premiers rayons du soleil fusèrent dévoilant les couleurs, libérant ainsi les ombres silencieuses.

Tous les matins étaient semblables aux autres matins, sauf celui-ci…

Dans les bois, seul le froufrou de l'herbe accompagnait les pas muets de la brunette. Pour la première fois, elle s’y aventurait. Elle avança timidement, s’enfonçant davantage dans l’obscurité du feuillage. Les oiseaux s’étaient tus intrigués par son audace; les petits rongeurs avaient cessé leurs activités pour mieux l’espionner. Et disposés en cercle, les arbres observaient… l’intruse.

Dominant l’endroit, les peupliers faux-trembles s’interrogeaient sur cette présence importune. Puis, le plus âgé laissa parler sa colère : « Que fait-elle ici, troublant ainsi notre quiétude? La ville n’est-elle pas assez grande, suffisamment attrayante pour la garder auprès d’elle? Tout ce qu’il reste de la nature, de la vraie — non pas de celle qu’on fait pousser en rang bien serré, qu’on encadre de béton, qu’on limite par des clôtures, mais de celle qui est née au gré du vent — se trouve ici. On a brisé nos racines pour faire pousser des maisons, on a fait fuir les petits animaux et les oiseaux, dérangeant ainsi leurs habitudes, hypothéquant leurs chances de survie. Jour après jour, on reçoit les détritus humains, les dépôts des chiens et voilà qu’elle ose venir avec ce drôle d’instrument. C’est clair, elle veut nous taillader, nous écorcher, nous découper en petites rondelles, nous mettre en pièces, faire de nous du bois de chauffage, des piquets de clôtures, des sculptures, que sais-je? Ah les humains! Quelle espèce avide, sournoise et si malfaisante! »

Surprise par le murmure dans les hauteurs, la jeune fille releva la tête et ferma un instant les yeux cherchant à saisir leurs propos. Certes, elle ne comprenait pas ce langage qui se traduisait par un doux froissement de feuilles, mais elle avait la nette impression qu’il y avait de la douceur dans leurs échanges. Les arbres, troublés par la candeur de la jeune fille et par ce visage si serein et si confiant, cessèrent de gémir sur leur sort. Seuls les rayons du soleil et cette poussière suspendue dans la lumière dorée vinrent troubler cet étrange silence.

Puis soudain, elle ouvrit les yeux, glissa deux doigts dans sa bouche et siffla. Surgissant d’on ne sait où, des petits enfants en culotte courte accoururent, envahissant le bois de leur présence. Tous étaient étonnés par la grosseur des troncs, par l’abondance du feuillage, par ces têtes feuillues perchées si haut dans le ciel. Et contre toute attente, les enfants entourèrent de leurs bras le corps noueux de ces vieux arbres dans une longue et douce étreinte. Le visage collé contre l’écorce, les yeux fermés, les enfants écoutaient…

Ils écoutaient battre le cœur de la nature.

Les feuilles cessèrent de s’agiter pour un rien; les branches arrêtèrent de trembler pour des broutilles et les troncs renoncèrent à se peler pour repousser l’ennemi… Finalement, la jeune fille déposa son instrument sur le sol, déploya les pattes et glissa l’appareil photo sur ce cou déjà allongé. Affolés, les arbres se mirent à craindre le pire. Et voilà que se fit entendre un premier clic suivi de plusieurs autres. Tous s’étonnèrent. Personne ne tombe? Nulle branche cassée? Pas même une feuille arrachée? Que se passe-t-il? s’interrogèrent en silence les géants de bois.

Puis, aussi soudainement qu’elle était arrivée, la jeune fille se retira avec, à sa suite, la ribambelle de petits hommes et de petites femmes en devenir.

Trois jours s’écoulèrent avant que les arbres ne remarquent quelque chose de nouveau derrière leur cercle. Fiché dans le sol, se dressait un poteau coiffé d’un écriteau sur lequel on pouvait y lire ceci : pour pouvoir être aimé, il faut d’abord aimer. Et sous ces mots, protégée par les intempéries reposait fièrement l’une des photos prises par la jeune fille. Un homme qui passait par là s’arrêta pour regarder l’image. Ce qu’il vit ce n’était pas des enfants qui entouraient de leurs bras de vieux troncs d’arbres, mais la nature enveloppant amoureusement de ses bras une multitude d’enfants…

* * *

Pour être aimé de la nature et il faut d’abord être capable de l’aimer et de la respecter. Nos bois, nos terrains vagues, nos champs, nos bordures de routes, nos rivières et nos lacs ne sont pas des décharges… Ce sont des habitats pour les animaux, des lieux de rencontre et d’échange, des rendez-vous en famille ou en amoureux. C’est la beauté de la vie qui s’imprime dans chaque brin d’herbe, qui resplendit dans chaque perle de rosée et qui inspire le doux murmure des feuilles.

Ce sont des endroits magiques. Nos endroits magiques.

Aimons-les. Protégeons-les!

Jocelyne Gagné (Mésange)

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